
Le mardi 23 octobre, j’ai eu le plaisir d’assister à une rencontre avec le grand Salman Rushdie dans le cadre du London Literature Festival.

Première rencontre en 2013
J’avais déjà eu l’occasion de le voir il y a 6 ans à Bruxelles à l’occasion de la sortie de ses mémoires, Joseph Anton. Accompagnée d’une amie, j’avais alors bu les paroles de ce talentueux écrivain avant de pouvoir l’approcher pour obtenir, d’une main tremblante, sa précieuse dédicace. Assise face à la très belle scène du Royal Festival Hall de Londres, j’ai encore une fois été conquise par l’humilité, l’humour et la sagesse de ce génie des lettres au sourire bienveillant et au regard malicieux.

The Satanic Verses
C’est grâce à un formidable professeur de littérature anglaise de l’EII (ce cher monsieur François pour ne pas le citer) que j’ai découvert Salman Rushdie, à travers la lecture de Haroun and the Sea of Stories. Amoureuse des contes et des jeux de mots à la Lewis Carroll, je suis directement tombée sous le charme de la plume poétique, cultivée et humoristique de cet auteur britannique originaire de Mumbai. Quelques années plus tard, alors que je parcourais son gigantesque pays natal en train, je me suis plongée avec délice dans plusieurs de ses œuvres, dont Luka and the Fire of Life, Imaginary Homelands et The Enchantress of Florence. Ce n’est que récemment que je me suis enfin laissée porter par The Satanic Verses, son œuvre la plus célèbre et la raison de la terrible fatwa prononcée contre lui par l’ayatollah Khomeini en 1989.
La rencontre à laquelle j’ai assistée mardi dernier concernait la sortie de son tout dernier roman, The Golden House (La Maison Golden dans la traduction française de Gérard Meudal).

The Golden House
The Golden House dépeint un tableau extrêmement complet des États-Unis entre l’investiture de Barack Obama et l’arrivée d’un étrange Joker aux cheveux verts et au sourire malsain sur la scène des élections présidentielles. Si le nom de Trump n’est jamais prononcé dans son roman (Rushdie a déclaré lors de la rencontre qu’il n’avait pas envie de « polluer » son livre), on le reconnaît très bien, non seulement dans ce fameux Joker issu de l’univers de DC Comics, mais aussi dans le personnage au centre de l’attention du livre : Nero Golden, un vieillard arrogant et corrompu fuyant son sombre passé en Inde pour se retrouver à New York avec ses 3 fils et sa future jeune épouse, qui n’est autre qu’une immigrée slave plantureuse…
La première question de la rencontre, menée par l’auteure et critique américaine Erica Wagner, concernait cette similitude avec l’actuel président américain et son élection surprenante à la tête des États-Unis. Salman Rushdie a révélé qu’il avait terminé son roman bien avant les résultats de l’élection et qu’il faisait partie de ceux qui croyaient fermement qu’Hillary Clinton en sortirait victorieuse. Loin de vouloir faire dans la prémonition, il voulait simplement, au travers de ce livre, parler des divisions qui se creusaient aux États-Unis depuis l’investiture d’Obama et n’avait, au départ, aucunement l’envie de parler de Trump. Le personnage de Nero Golden lui trottait dans la tête depuis une dizaine d’années et, même s’il a rencontré ce cher Donald plusieurs fois au cours de sa vie, les nombreuses ressemblances de son personnage avec le président américain ne lui sont pas apparues tout de suite.

La salle du Royal Hall Festival avant l’arrivée massive du public
Comme dans chacun de ses romans, l’histoire de The Golden House est racontée du point de vue d’un merveilleux conteur, dans ce cas-ci René, un jeune réalisateur de cinéma en devenir s’étant pris de passion pour la mystérieuse famille Golden installée depuis peu dans son quartier. Salman Rushdie emploie donc un vocabulaire purement cinématographique pour dérouler son récit, créant ses chapitres comme des scènes de cinéma et intégrant une multitude de références à de grands classiques du 7e art, dont Le Parrain de Francis Ford Coppola et Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock parmi les plus flagrants. Ce choix du cinéma, Salman Rushdie l’explique par son enfance passée à Mumbai, la ville de Bollywood, mais aussi parce qu’il cherche toujours le meilleur moyen de raconter ses histoires. Il s’est ainsi remémoré l’un de ses professeurs d’Histoire à Cambridge (Salman Rushdie a en effet poursuivi des études d’historien en Angleterre), qui lui avait expliqué que pour raconter une histoire, il fallait avant tout « écouter les gens parler ». Depuis, Salman Rushdie s’attelle toujours à répondre à trois questions avant d’entamer l’écriture de ses romans. Qui raconte cette histoire ? Pourquoi ? Et surtout, comment doit-elle être racontée ? Il consacre donc un temps précieux à se renseigner sur la manière dont raconter son livre en faisant une foule de recherches. Une fois la structure réalisée, à l’aide de cartes retraçant les lieux et les dates de son récit, il considère son travail comme une partition de jazz, c’est-à-dire ouvert aux improvisations et lui laissant la liberté d’être emporté par l’histoire et par ses personnages tout en gardant un œil critique.
La rencontre s’est également intéressée aux éventuels liens entre les différents livres de l’auteur. Salman Rushdie a expliqué qu’il n’y en avait aucun, que c’était d’ailleurs plutôt une crainte pour tout écrivain de créer des répétitions involontaires et que les lecteurs les plus attentifs à ce genre de choses étaient… ses traducteurs. Il a également abordé le sujet de la traduction en répondant à une question sur le choix de ses titres. Salman Rushdie a expliqué qu’il est incapable de terminer un livre sans avoir trouvé son titre dès le début de son travail (car cela voudrait dire qu’il ne comprend pas lui-même le sujet) et qu’il prend toujours un soin extrême à les choisir. Pour Midnight’s Children, il a ainsi longuement hésité entre « Midgnight’s Children » et « Children of Midnight » tout en sachant pertinemment que cette mince différence ne serait pas traduisible dans certaines langues, comme le français, qui aurait été dans tous les cas Les Enfants de Minuit.

Midnight’s Children (livre qui a bien voyagé…)
En poursuivant sur le sujet de ses titres de roman, Erica Wagner a cherché à savoir s’il y avait une raison pour que la plupart d’entre eux ressemblent à des titres de contes de fées. Salman Rushdie a alors admis qu’il était un lecteur à la concentration très courte et qu’il avait donc envie d’écrire ses histoires comme des contes pour enfants, en ajoutant une belle réflexion sur le fait que les enfants avaient une lecture beaucoup plus intéressante que les adultes car plus directe et portée sur l’histoire à proprement parler. Comme il l’a si bien déclaré : « Love of books starts with a love of stories » (l’amour des livres commence par l’amour des histoires). Tel un Shéhérazade des temps modernes, il cherche ainsi toujours à raconter des histoires poussant les lecteurs à vouloir tourner la page pour connaître la suite (ce qu’il réussit avec brio).
Au bout d’une heure d’entretien avec la journaliste, la parole a été laissée au public dont certains membres ont posé d’excellentes questions. L’un des spectateurs a ainsi demandé si Salman Rushdie pensait à ses lecteurs en écrivant ses livres et, dans le cas de The Golden House, s’il n’avait pas eu peur de perdre une certaine partie de son lectorat, qui aurait pu voter pour Trump. L’auteur a alors expliqué qu’il avait toujours cru que ses lecteurs vieilliraient avec lui et qu’il était toujours agréablement surpris de voir qu’il touchait plusieurs générations, issues de communautés très différentes. Il suffisait d’ailleurs de regarder le public composant la salle du Royal Festival Hall pour constater la popularité intergénérationnelle et internationale de Monsieur Rushdie. Quant à la crainte de perdre certains lecteurs pro-Trump, il a déclaré avec humour qu’il n’était pas sûr que Donald ait été élu par des gens qui savent lire.
Une autre spectatrice a voulu en savoir davantage sur le sujet de l’identité, qui est également un thème central de The Golden House. Le roman met en effet en scène un transgenre au mal-être profond au sein de la famille Golden. Salman Rushdie a expliqué qu’il y avait bien entendu la question de la transsexualité, sujet qu’il voulait déjà aborder depuis plusieurs années après avoir rencontré une communauté de hijras en Inde, mais aussi celle de l’identité à plusieurs autres niveaux. Son roman parle en effet aussi de l’immigration, de ce que c’est d’être un Américain aujourd’hui, de ce que c’est que d’être un Indien immigré à New York, etc.
Enfin, pour conclure cette rencontre, une spectatrice a demandé quel était l’intérêt de raconter des histoires. L’auteur a alors déclaré très poétiquement : « Man is a storytelling animal » (l’homme est un animal conteur) en ajoutant que nous sommes la seule espèce au monde à raconter des histoires. Nous vivons avec les histoires, nous grandissons avec les histoires. Chaque famille, chaque communauté, chaque ville, chaque pays a ses propres histoires à écouter et à transmettre. Il a donné pour preuve que l’un des premiers désirs de l’enfant, outre manger, c’est qu’on lui raconte une histoire. Les temps troubles que nous connaissons à l’heure actuelle avec le Brexit, la montée du fascisme en Europe, les divisions aux États-Unis, les conflits au Moyen-Orient sont en outre, d’après lui, la conséquence de récits conflictuels, d’histoires que plusieurs communautés se racontent sans pouvoir trouver de point de rencontre. Raconter des histoires serait donc absolument central à l’être humain et nous en avons tous besoin pour vivre. Et je trouve cette conclusion tellement belle que je vais arrêter ce billet sur ce point, en vous invitant à lire The Golden House, ainsi que tous les autres chefs-d’œuvre de Sir Salman Rushdie.
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Merci pour cette belle critique littéraire, véritable invite à découvrir sans tarder le dernier livre de Salman Rushdie.
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