
Ouvrage issu de ma récolte à la Foire du livre de Bruxelles de 2017, Des femmes traductrices : entre altérité et affirmation de soi a réveillé la féministe que je suis. Regroupant six études, il aborde les motivations ayant poussé les femmes auteures à traduire au XIXe siècle et tente de vérifier l’existence de différences de traduction entre les hommes et les femmes. Le sujet de l’ouvrage part d’ailleurs du principe de George Steiner, selon lequel les hommes et les femmes ne comprennent pas tous les mots de la même manière et ont leur propre façon de communiquer. Au vu des passages assez techniques, ce recueil d’études se destine principalement aux traducteurs, mais il peut également intéresser toute personne préoccupée par la question du sexisme. Car oui, la littérature et l’édition sont des milieux également régis par le patriarcat. Je parie que vous avez d’ailleurs plus de mal à citer des noms de femmes auteures que d’écrivains hommes. Cet ouvrage nous apprend que la traduction a aidé plusieurs femmes à entrer dans ce monde d’homme de manière discrète et, comme dans tous les domaines, qu’elles ont dû se battre pour y parvenir.
La première étude, Les traductrices littéraires dans la France du XIXe siècle, réalisée par Frédéric Weinmann, explique les motivations des femmes à traduire et lève le voile sur des noms de traductrices méconnues qui ont pourtant introduit de grands classiques dans leur pays. Au XIXe siècle, la plupart des femmes nobles se tournaient vers la traduction pour gagner un peu d’argent. À l’époque, la noblesse n’était en effet qu’un titre. « Toutes les traductrices sont des femmes qui travaillent, » dit d’ailleurs l’auteur de l’étude. Ces femmes semblent toutefois avoir utilisé l’excuse de vouloir gagner de l’argent pour quitter leur rôle de mère ou d’épouse et justifier ainsi leur besoin d’écriture et de reconnaissance. La plupart n’osent toutefois pas publier ce qu’elles traduisent par crainte du qu’en-dira-t-on ou par manque de confiance en soi. La traduction, et la littérature en général, est en effet encore un terrain réservé aux hommes. Par ailleurs, la traduction est considérée comme une écriture mineure et est donc plutôt considérée comme une nécessité. Ainsi, beaucoup de femmes de la noblesse utilisent leurs contacts pour être publiées d’abord en tant que traductrice, puis comme auteure. Toutefois, pour certaines femmes, le choix de traduire n’est pas motivé par un besoin d’argent ou de notoriété, mais dans un but éducatif. Dans ces milieux plus sérieux, comme l’histoire ou la science, beaucoup de femmes sont malheureusement obligées d’utiliser un pseudonyme masculin pour réussir à vendre.
C’est d’ailleurs ce à quoi se consacre la deuxième étude, Ecrire ou traduire l’histoire quand on est une femme : un effacement volontaire ?, réalisée par Fiona McIntosh-Varjabédian. Elle prend pour exemple le cas de Mme Belot, dame du XVIIIe siècle s’étant attelée à la traduction d’Histoire d’Angleterre de David Hume, déjà traduit auparavant par l’abbé Prévost. Les critiques à l’égard de cette traductrice ne sont pas tendres car, pour l’époque, une femme n’a pas les connaissances suffisantes pour traiter d’un tel sujet. En effet, les femmes, tout comme les moines qui entreprennent la traduction d’ouvrages sérieux, ne peuvent soi-disant pas connaître les « ressorts de l’action » de l’histoire avec un grand « h » car leurs seules connaissances proviennent des livres et non du vrai monde. Après avoir bravé les mauvaises langues qui disaient qu’elle n’arriverait jamais à traduire un tel ouvrage, Mme Belot se fait voler son travail quelques années plus tard. Un certain M. Campenon, traducteur lui-même, reprend en effet l’entièreté de sa traduction, y ajoute une préface dans laquelle il se plaint des insuffisances du texte et la republie sans citer une seule fois le nom de Mme Belot. Le texte a ensuite été présenté comme une retraduction par ce M. Campenon et publié pendant des dizaines d’années sans aucune allusion à la traductrice ! Le pire dans cette histoire est que le cas de Mme Belot est loin d’être isolé… Cet ouvrage a donc aussi le mérite de rendre à César ce qui appartient à César et de rendre hommage à toutes ces femmes injustement oubliées.
Les quatre dernières études se consacrent à des femmes auteures et traductrices notables : Marguerite Yourcenar, Cristina Campo et Elfriede Jelinek.
Première femme à avoir été élue à l’Académie française, Marguerite Yourcenar a en effet traduit de nombreux ouvrages, surtout poétiques, et a la particularité de s’être attaquée à des textes écrits également dans des langues qu’elle ne maîtrisait pas du tout, comme le japonais (la quatrième étude du livre aborde d’ailleurs sa traduction des Cinq Nô modernes de Mishima). Celle qui considérait la traduction comme un « magnifique exercice » et une activité relaxante était surtout animée par l’envie de diffuser des œuvres et des auteurs, majoritairement féminines, pour lesquelles elle avait eu un coup de cœur. Les critiques sont toutefois très contrastés à son sujet. Pour beaucoup, elle adapte les textes plutôt qu’elle ne les traduit et impose sa propre interprétation en prenant de grandes libertés. D’autres louent son excellente qualité littéraire et la beauté de sa langue, tout en avouant que, quel que soit l’auteur traduit, les traductions de Marguerite Yourcenar restent toujours du Yourcenar. De son côté, la poétesse et écrivaine italienne Cristina Campo, de son vrai nom Vittoria Guerrini, a utilisé des pseudonymes tout au long de sa carrière pour faire publier ses traductions. Elle a ainsi discrètement mais largement contribué à la diffusion et à la mise en valeur de femmes auteures dans son pays. Enfin, Elfriede Jelinek, l’une des 14 femmes à avoir remporté le prix Nobel de Littérature (contre une centaine d’hommes…), a, quant à elle, fait connaître le vaudeville français, et plus particulièrement Feydeau, aux germanophones.
Ces dernières études sont un peu plus techniques mais permettent également de remettre en lumière des traductrices et auteures dont l’œuvre a été sous-estimée. C’est donc une lecture très intéressante qui nous rappelle à quel point nous, les femmes du XXIe siècle, sommes chanceuses par rapport à nos aïeules et devons poursuivre leur combat pour réellement atteindre l’égalité, également dans le milieu littéraire !
Pour terminer ce « court » billet Croque-livre, j’avais envie d’ajouter cette vidéo d’Emily Wilson, première femme à avoir traduit L’Odyssée en anglais, dans laquelle elle explique que ses nombreux prédécesseurs masculins avaient introduit des termes misogynes et sexistes qui n’existaient pas dans le texte grec original. Et pour ceux qui veulent la version longue (en anglais toujours), c’est par ici !